Alex Harris : une lecture critique du « Nice Guy™ » de Sunnydale

Parmi les personnages de Buffy contre les vampires, Alex Harris occupe une place singulière. Il est l’ami fidèle, le membre du Scooby-Gang sans pouvoirs, celui qui apporte l’humour et l’humanité dans un univers peuplé de créatures surnaturelles. Pendant longtemps, j’ai vu en lui un personnage attachant, un garçon « normal » qui, au milieu de figures héroïques et torturées, représentait une forme d’humanité brute.

Mais à mesure que j’ai développé un regard critique sur les récits et leurs dynamiques de pouvoir, il m’est apparu que l’image du « gars bien » qui lui colle à la peau est bien plus problématique qu’il n’y paraît. Alex incarne un archétype masculin qui a longtemps bénéficié d’une indulgence narrative et sociale : celui du Nice Guy™, cet homme qui se pense méritant d’amour et de reconnaissance simplement parce qu’il est présent, loyal et « gentil ».

La série ne remet jamais véritablement en question son comportement. Contrairement à d’autres figures masculines comme Angel, Spike ou Giles, qui traversent des arcs de transformation, Alex reste dans une posture d’homme blessé, frustré et moralisateur, sans jamais devoir faire face aux conséquences de ses actes.

Et cette dynamique ne s’arrête pas à la fiction. Le regard complaisant porté sur Alex Harris résonne étrangement avec l’impunité dont Joss Whedon a bénéficié en coulisses. Comme Alex, Whedon a longtemps été perçu comme un « bon gars » dans l’industrie du divertissement, un auteur progressiste et féministe, malgré des comportements toxiques dénoncés par plusieurs actrices, notamment Charisma Carpenter. Ce parallèle est révélateur d’un schéma social récurrent : tant qu’un homme est vu comme un « type bien », ses dérives sont minimisées, excusées ou tout simplement ignorées.

Le « Nice Guy™ » et la masculinité hégémonique

Le Nice Guy™ est un stéréotype masculin profondément ancré dans la pop culture, particulièrement dans les années 90 et 2000. Ce concept s’inscrit dans ce que la sociologue R.W. Connell appelle la masculinité hégémonique (Masculinities, 1995) : un modèle dominant de masculinité qui structure les rapports de genre et impose aux hommes des attitudes de contrôle et de domination, même sous des formes insidieuses.

Kate Manne, philosophe féministe, développe dans Down Girl: The Logic of Misogyny (2017) l’idée du male entitlement, ce sentiment de droit masculin qui pousse certains hommes à penser que leur simple bienveillance devrait leur garantir amour et reconnaissance. C’est exactement la posture d’Alex Harris : il se perçoit comme un homme bien, un ami loyal, et estime que cela devrait suffire à lui assurer une place centrale dans la vie des femmes qui l’entourent.

Ce schéma est évident dans ses interactions avec Buffy, Willow, Cordelia et Anya. Il est particulièrement flagrant dans son rapport à Buffy, où sa jalousie vis-à-vis d’Angel et plus tard de Spike se manifeste par des attitudes moralisatrices et condescendantes.

Exemple marquant : BTVS, S2E3 « School Hard »
Buffy protège Angel d’un combat, et Alex lance une remarque acerbe :
Alex : « You’re gonna let your boyfriend fight alone? »
Buffy : « There’s only three of them. I think he can handle it. »
(Traduction : « Tu vas laisser ton petit copain se battre tout seul ? »
« Il n’y en a que trois, je pense qu’il peut gérer. »)

Ce dialogue illustre parfaitement la manière dont Alex tente d’humilier Buffy lorsqu’elle prend des décisions qui ne lui conviennent pas.

Une masculinité qui refuse la remise en question

Dans The Will to Change: Men, Masculinity, and Love (2004), bell hooks analyse l’un des plus grands obstacles à l’évolution des masculinités toxiques : le refus des hommes de reconnaître leurs propres comportements oppressifs. C’est précisément ce que l’on observe avec Alex Harris.

Contrairement à d’autres personnages masculins de la série, il n’évolue jamais. Spike, bien que profondément toxique et problématique (j’aborderai sa trajectoire dans d’autres articles), est contraint de confronter ses actes et de chercher une transformation radicale en récupérant son âme. Angel, quant à lui, porte le poids de sa culpabilité et tente de faire amende honorable.

Alex, lui, n’est jamais confronté à la gravité de ses propres actes. Il ment à Buffy pour manipuler son choix sur Angel (BTVS, S2E22 « Becoming: Part 2 »), tente de la violer sous l’influence des hyènes (BTVS, S1E6 « The Pack », une scène totalement effacée par le récit), humilie Cordelia en public, abandonne Anya à l’autel en se posant lui-même en victime (BTVS, S6E16 « Hell’s Bells »), et dans les comics, entame une relation avec Dawn, une jeune femme qu’il a connue enfant et qui a été créée magiquement pour l’aimer.

Judith Butler, dans Trouble dans le genre (1990), souligne que les récits culturels ne sont jamais neutres : ils produisent et reproduisent des normes de genre. En épargnant Alex, la série participe à la construction du mythe du « gars bien » intouchable, celui dont on excuse les écarts sous prétexte qu’il est loyal et serviable.

Pourquoi la série l’épargne-t-elle autant ?

Buffy, Willow et Anya doivent affronter les conséquences de leurs actes. Elles sont punies, confrontées à leurs erreurs, contraintes d’évoluer. Alex, lui, reste statique, protégé par un récit qui refuse de l’exposer à la critique.

Ce mécanisme ne concerne pas uniquement la fiction. Joss Whedon a longtemps bénéficié du même traitement : malgré des comportements abusifs dénoncés en coulisses, il a continué à être célébré comme un génie du féminisme geek. Comme Alex Harris, il a incarné cette figure du « gars bien », et cette image a suffi à couvrir ses abus pendant des années.

Conclusion : une critique nécessaire

Alex Harris est un personnage profondément ancré dans les contradictions. Il se veut un ami dévoué, un protecteur, mais son attitude révèle une frustration et une possessivité qui s’expriment à travers le mépris, la jalousie et la manipulation. Contrairement aux autres figures masculines de la série, il ne traverse aucun arc de rédemption ou d’évolution réelle.

Aimer une œuvre, ce n’est pas la sacraliser aveuglément. C’est aussi savoir en interroger les failles, les angles morts et les discours implicites. Buffy contre les vampires a été une série révolutionnaire sur de nombreux points, mais elle a aussi, parfois, manqué de regard critique sur ses propres récits.

Alex Harris est l’un de ces personnages qui méritent d’être déconstruits. Parce que son impunité fictive reflète trop bien les impunités réelles.

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